Acte deuxième

 

Après-midi de dimanche. Des dames et des messieurs en toilette boivent le café sur la véranda. Par les portes-fenêtres ouvertes on aperçoit de nombreux hôtes dans la chambre donnant sur le jardin ; on entend, venant de là, ce qui suit :

Chœur

Soyez les bienvenus dans la société des fiancés !

Maintenant vous pouvez vous aimer à portes ouvertes,

vous pouvez vous embrasser tout le long du jour,

vous pouvez vous baiser à plaisir ; –

ne craignez plus les oreilles qui épient.

 

Vous pouvez, tous deux, flirter délicieusement ;

vous le pouvez dehors ou chez vous.

Votre amour peut maintenant s’étaler ;

choyez-le, arrosez-le et le laissez grandir ;

et montrez-nous comme vous vous y entendez !

 

Mlle Skære (dans la chambre). – Non, dire que je ne l’ai pas su, Lind ; je vous aurais taquiné !

Une dame (dans la chambre). – Oh, que c’est vexant !

Une seconde dame (dans la porte). – Il a écrit sans doute, Anna ?

Une tante. – Non !

Mlle Skære. – C’est ce qu’a fait le mien.

Une dame (sur la véranda). – Anna, combien de temps cela a-t-il été secret ?

(Elle court dans la chambre.)

Mlle Skære. – Demain, il faut que tu sortes acheter l’anneau.

Plusieurs dames (empressées). – Nous allons le mesurer !

Mlle Skære. – Laissez donc ; elle va le faire elle-même.

Mme Straamand (sur la véranda, à une dame avec un travail de femme). – Vous cousez à contrepoint ?

La femme de charge (dans la porte, avec une assiette). – Encore une demi-tasse de café ?

Une Dame. – Oui, merci, une goutte.

Mlle Skære. – Quel bonheur, que tu aies ton nouveau manteau pour la semaine prochaine, quand vous ferez vos visites.

Une dame mûre (dans la chambre, près de la fenêtre). – Quand irons-nous dans les magasins ?

Mme Straamand. – Quel est donc le prix de la porcelaine maintenant ?

Un Monsieur (à quelques dames sur la véranda). – Regardez-moi monsieur Lind avec les gants d’Anna.

Quelques dames (avec une joie bruyante). – Mon Dieu, il les a baisés !

D’autres (de même, en se levant vivement). – Quoi ! Est-ce vrai !

Lind (se montre, rouge et confus, dans la porte). – Oh, laissez-moi !

(Il s’éloigne.)

Mlle Skære. – Oui, je l’ai vu !

Styver (dans la porte, avec une tasse de café d’une main et un biscuit de l’autre). – Non, il ne faut pas ainsi défigurer le fait ; j’atteste que les témoins se trompent.

Mlle Skære (à l’intérieur, sans être vue). – Viens, Anna, mets-toi devant ce miroir !

Quelques dames (criant). – Vous aussi, Lind !

Mlle Skære. – Dos à dos ! Un peu plus près !

Les dames sur la véranda. – Venez voir de combien il est plus grand !

(Toutes courent dans la chambre ; on entend des rires et des propos bruyants pendant un moment à l’intérieur.)

Falk (qui pendant la scène précédente s’est promené çà et là dans le jardin, arrive maintenant sur le devant de la scène, s’arrête et regarde jusqu’à ce que le bruit se soit un peu apaisé). – Les voilà qui tuent une poésie d’amour. – L’artisan qui maladroitement a piqué une vache et lui a fait souffrir une mort inutile, on le met au pain et à l’eau pendant dix jours ; mais ceux-là – ceux-là, – ils échappent. (Il serre les poings.) Je serais tenté – ; chut, la parole est vaine ; plus rien que l’action, je l’ai juré.

Lind (sort rapidement et prudemment). – Ah, Dieu soit loué, maintenant ils parlent modes ; je peux m’échapper...

Falk. – Oh, tu peux être confiant dans le bonheur ; des essaims de souhaits, nombreux comme des moustiques, ont bourdonné autour de toi toute la journée.

Lind. – Ils sont si sincères, tous ; pourtant, un peu moins suffirait. La sympathie qu’ils montrent est presque fatigante ; cela va me reposer d’échapper un instant.

(Il veut sortir à droite.)

Falk. – Où vas-tu ?

Lind. – Dans ma chambre, je pense. Frappe, si tu trouves la porte fermée.

Falk. – Veux-tu que j’aille te chercher Anna ?

Lind. – Non, si elle veut quelque chose, elle me fera bien prévenir. Nous avons causé hier soir jusque tard dans la nuit ; je lui ai dit à peu près l’essentiel ; je pense d’ailleurs qu’il vaut mieux ménager son trésor de bonheur.

Falk. – Tu as raison ; il ne faut pas y fouiller trop profondément pour l’usage quotidien...

Lind. – Chut, laisse-moi m’en aller. Je vais fumer une bonne pipe ; voilà trois grands jours de suite que je n’ai pas fumé. J’étais tellement agité ; j’allais et je tremblais qu’elle me refusât...

Falk. – Oui, tu dois avoir besoin d’un peu de repos.

Lind. – Et tu peux croire que la pipe me paraîtra bonne.

(Il sort par la droite. Mlle Skære et plusieurs autres dames arrivent de la chambre.)

Mlle Skære (à Falk). – C’est lui, qui vient de partir ?

Falk. – Oui, c’était le gibier.

Quelques dames. – Nous fuir !

D’autres. – Fi, c’est mal !

Falk. – Il est encore un peu sauvage, mais il s’apprivoisera quand il aura porté le collier une semaine.

Mlle Skære (regarde autour d’elle). – Où est-il ?

Falk. – Il est en ce moment dans le galetas, dans la maison du jardin, dans notre nid commun ; (avec prière) mais n’allez pas le relancer jusque-là ; laissez-le souffler un peu !

Mlle Skære. – Soit ; mais le délai ne sera pas long.

Falk. – Oh, donnez-lui un quart d’heure, – et vous pourrez recommencer le jeu. Pour le moment il est dans un sermon anglais...

Mlle Skære. – Anglais... ?

Les dames. – Oh, vous vous moquez de nous ! Vous plaisantez !

Falk. – Très sérieusement. Il est très résolu à s’établir quelque part parmi les émigrants, et pour cela...

Mlle Skære (effrayée). – Dieu ! il n’a pas conservé cette idée folle ? (Aux dames.) Appelez toutes les tantes ! Allez chercher Anna et Mme Straamand et Mme Halm !

Quelques dames (émues). – Oui, il faut empêcher cela !

D’autres. – Il faut faire du bruit !

Mlle Skære. – Les voilà ; Dieu merci. (À Anna, qui arrive de la chambre en même temps que le prêtre, sa femme et ses enfants, Styver, Guldstad, Mme Halm et les autres hôtes.) Sais-tu à quoi Lind s’est résolu, tout tranquillement ? À s’en aller là-bas comme prêtre...

Anna. – Oui, je sais.

Mme Halm. – Et tu lui as promis...

Anna (confuse). – De partir avec lui.

Mlle Skære (irritée). – Ainsi il t’a persuadée !

Les dames (joignant les mains). – Non, – quel rusé !

Falk. – Mais souvenez-vous de ses aspirations... !

Mlle Skære. – Mon Dieu, cela est bon quand rien ne vous lie ; mais un fiancé ne suit que sa fiancée. – Non, douce Anna, penses-y à temps ; tu es née dans la capitale...

Falk. – Il est pourtant doux de souffrir pour l’idée !

Mlle Skære – Souffrira-t-on pour l’idée du fiancé ? On n’est pourtant pas obligée à cela, mon Dieu ! (Aux dames.) Venez toutes ! (Elle prend Anna par le bras.) Attends ; tu vas voir ; – il apprendra ce qu’il a à faire.

(Elles remontent et sortent à droite en conversation animée avec la plupart des dames ; les autres hôtes se répandent en différents groupes dans le jardin. Falk arrête Straamand, dont la femme et les enfants restent constamment près de lui. Guldstad marche de long en large pendant la conversation suivante.)

Falk. – Monsieur le pasteur, aidez le jeune champion de la foi, avant qu’ils ne tournent contre lui la résolution de Mlle Anna.

Straamand (d’un ton de prêche). – Oui, la femme doit se conformer à l’homme ; – (réfléchissant) mais si je l’ai bien compris à dîner, sa charge[11] repose sur une base incertaine, et l’offrande qui serait apportée est assez douteuse...

Falk. – Oh non, Monsieur le pasteur, ne jugez pas trop vite. J’ose vous assurer, par la main et la bouche, que sa vocation est très grande et incoercible...

Straamand (se déridant). – Oui, s’il est assuré qu’il pourra compter sur quelque chose de tout à fait certain à l’année, – alors c’est autre chose.

Falk (impatient). – Vous mettez devant ce que je mets derrière ; je parle de vocation, – d’aspiration, – non d’appointements !

Straamand (avec un sourire expressif). – De cela personne ne peut témoigner en Amérique, Europe ou Asie, – bref nulle part. Oui, s’il était libre, mon cher jeune ami, – s’il était seul, sans lien, – oui cela pourrait aller ; mais pour Lind, dans sa situation de fiancé, – une pareille position n’est pas bonne. Pensez-y vous-même ; c’est un homme vigoureux, avec le temps il pourra avoir un peu de famille ; – je lui suppose la meilleure volonté ; – mais les moyens, mon ami ? – « Ne construis pas sur le sable », dit l’Écriture. Ce serait une autre affaire si l’offrande...

Falk. – Oui, elle n’est pas mince, je le sais.

Straamand. – Ah bien, cela aide. Quand on est résolu à apporter l’offrande, et de bon gré...

Falk. – Il est résolu, comme pas un.

Straamand. – Il ? Comment dois-je vous comprendre ? Par suite de la situation, il accepte l’offrande, il ne la fait pas...

Mme Straamand (regarde au fond de la scène). – Les voilà qui reviennent.

Falk (le regarde un instant, étonné, le comprend tout à coup et éclate de rire). – Bravo pour l’offrande ; – oui, celle qui est apportée aux jours de fêtes, – enveloppée dans du papier !

Straamand. – Car si toute l’année on serre bien les freins on a du reste encore à Noël et à la Pentecôte.

Falk (gai). – Et l’on remplit sa « charge », – quand elle est importante, – même si l’on a des charges de famille !

Straamand. – Cela va de soi ; si l’on est assuré assez largement, alors on peut aller même chez les Cafres Zoulous. (Bas.) Maintenant je vais la ramener à ce qui est bien. (À une des petites filles.) Ma petite Mette, donne-moi ma tête. Ma tête de pipe, je veux dire, mon enfant, tu comprends – (il tâte la poche de sa redingote.) Non, attends, – je l’ai sur moi.

(Il remonte et bourre sa pipe, suivi de sa femme et de ses enfants.)

Guldstad (se rapproche). – Vous jouez un peu le rôle du serpent dans le paradis de l’amour, à ce que je vois !

Falk. – Oh, les fruits de l’arbre de la connaissance sont si verts ; ils ne tentent personne. (À Lind qui arrive de droite.) Eh bien, te voilà ?

Lind. – Mais, Dieu ait pitié de moi, dans quel état est la chambre ; la lampe est par terre, cassée, le store arraché, notre plume de fer brisée, et l’encre coule sur le garde-feu...

Falk (le frappe sur l’épaule). – Ce ravage porte le premier bouton du printemps de ma vie. Trop longtemps je me suis assis derrière le garde-feu et j’ai écrit des vers sous la lampe allumée ; maintenant j’en ai fini avec la poésie en chambre ; – je marche au jour, sous la lumière du soleil de Dieu ; mon printemps est venu avec la conversion de mon âme ; dorénavant mes poèmes seront des faits et des actes.

Lind. – Oui, fais-moi des vers sur ce que tu voudras ; mais ne t’attends pas à ce que ma belle-mère laisse passer la perte des garde-feu peints.

Falk. – Quoi ! Elle qui offre tout aux pensionnaires, même ses filles, – est-ce qu’elle prendrait des airs pincés pour si peu de chose !

Lind (en colère). – C’est malhonnête de toutes manières, et compromettant pour tous deux ! Enfin, arrangez-vous ensemble pour cela ; mais la lampe était ma propriété, avec le verre et le globe...

Falk. – Oh, ptt, – je ne m’en fais aucun scrupule ; tu as l’été lumineux du Seigneur, à quoi bon la lampe ?

Lind. – Tu es étonnant ; tu oublies seulement que l’été est court. Je pense précisément que si je veux être prêt pour Noël, il s’agit de ne pas perdre de temps.

Falk (avec de grands yeux). – Tu penses à l’avenir ?

Lind. – Oui, je le fais, il me semble que l’examen est assez sérieux...

Falk. – Mais souviens-toi d’hier soir ! Souviens-toi : tu vas et tu vis ; enivré du présent, tu ne demandes rien de plus, – pas même des notes médiocres à la Noël ; – tu as emprisonné le bel oiseau du bonheur ; tu te sens comme si tu avais la richesse du monde à tes pieds !

Lind. – J’ai dit cela ; mais il faut comprendre, naturellement, cum grano salis...

Falk. – Eh bien !

Lind. – Les matinées, je veux jouir de mon bonheur, c’est bien mon intention.

Falk. – C’est hardi !

Lind. – Il faut que je rende visite à ma nouvelle famille, en sorte que je perdrais quand même du temps ; mais je paierais cher un plus grand changement dans mes occupations.

Falk. – Et tu voulais encore la semaine dernière aller par le vaste monde chanter ta chanson.

Lind. – Oui ; mais j’ai pensé que le voyage serait trop long, je puis employer mieux les semaines.

Falk. – Non, tu restais chez toi pour une autre raison ; tu disais que le fond de la vallée a pour toi l’air des montagnes et le gazouillement des oiseaux.

Lind. – Oui, sûrement, – l’air est très sain ; mais on en jouit aussi en se mettant à un travail régulier avec son livre.

Falk. – Mais c’est justement le livre qui ne suffirait pas comme échelle de Jacob...

Lind. – Ouf, que tu es têtu ; on dit cela quand on est sans lien...

Falk (le regarde et joint les mains, dans un étonnement tranquille). – Toi aussi, Brutus !

Lind (avec une expression de contrainte et de dépit). – Rappelle-toi donc que j’ai d’autres devoirs que toi. J’ai ma fiancée. Regarde tous les autres fiancés, même des gens de grande expérience, que, je l’espère, tu ne voudras pas blâmer, – ils conviennent tous que, lorsqu’on veut aller à deux dans la vie, il...

Falk. – Épargne ton explication. Qui te l’a donnée ?

Lind. – Oh, par exemple, Styver, et c’est un homme qui ne ment pas. Et Mlle Skære, qui est si au courant, elle dit...

Falk. – Bien, mais le prêtre et sa Manon ?

Lind. – Oui, c’est curieux, ces deux-là ; il règne sur eux comme une sérénité... pense, elle ne peut se souvenir de ses fiançailles, elle a tout à fait oublié ce que c’est que d’aimer.

Falk. – Oui, c’est la suite de tout sommeil prolongé, – les oiseaux du souvenir deviennent tout à fait rebelles. (Il pose la main sur son épaule et le regarde ironiquement.) Toi, cher Lind, tu as sûrement bien dormi cette nuit ?

Lind. – Jusque tard dans le jour ; je m’étais couché si épuisé, et en même temps dans une telle excitation ; j’avais presque peur d’être devenu fou.

Falk. – Oui, tu souffrais d’une sorte d’ensorcellement.

Lind. – Heureusement, je me suis réveillé dans l’état normal.

(Pendant cette scène on a aperçu de temps en temps Straamand marcher au fond de la scène en conversation animée avec Anna ; Mme Straamand et les enfants suivent derrière. Mlle Skære se montre à son tour ; en même temps qu’elle Mme Halm et quelques autres dames.)

Mlle Skære (avant d’entrer en scène). – Monsieur Lind !

Lind (à Falk). – Les voilà encore après moi ! Viens, allons-nous-en.

Mlle Skære. – Non, restez ; où allez-vous ? Mettons vite fin au désaccord qui a surgi entre vous et votre fiancée.

Lind. – Sommes-nous en désaccord !

Mlle Skære (montre Anna, qui est plus loin dans le jardin). – Oui, jugez-en vous-même par ces yeux pleins de larmes. Cela vient de votre idée d’aller en Amérique.

Lind. – Mon Dieu, mais elle voulait...

Mlle Skære (moqueuse) – Oui, ça en a l’air ! Non, mon cher, vous jugerez autrement, quand nous aurons envisagé la chose plus à l’aise.

Lind. – Mais cette lutte pour la foi, c’est mon plus beau rêve d’avenir !

Mlle Skære. – Oh, à notre époque civilisée, qui croira à des rêves ? Voyez, Styver a rêvé l’autre nuit qu’il venait une lettre si bizarrement pliée...

Mme Straamand. – Rêver cela est l’annonce d’une fortune.

Mlle Skære (avec un signe de tête). – Oui, le jour suivant il fut saisi pour les contributions.

(Les dames forment cercle autour de Lind et remontent dans le jardin en causant avec lui.)

Straamand (continuant, à Anna, qui tâche de lui échapper) – Par ces motifs, chère jeune enfant, par ces motifs, tirés de la raison, de la morale et en partie des écritures, vous comprenez maintenant qu’un pareil changement d’avis doit être appelé tout à fait chose en l’air.

Anna (presque pleurant). – Mon Dieu, j’ai encore si peu d’expérience...

Straamand. – Et il est si naturel que l’on ait une crainte intempestive des dangers et des périls ; mais ne laissez pas le doute vous prendre dans ses filets, – soyez intrépide ; regardez-nous, moi et Manon !

Mme Straamand. – J’ai entendu dire aujourd’hui à votre mère que j’étais aussi abattue que vous quand nous obtînmes la charge...

Straamand. – C’était aussi parce qu’elle devait quitter tous les agréments de la ville, mais dès que nous avons réuni quelques skillings, et eu nos premiers jumeaux, cela passa.

Falk (bas à Straamand). – Vous êtes fort, comme orateur !

Straamand (Lui fait signe de la tête et se retourne vers Anna). – Tenez donc votre parole ! Renoncera-t-il ? Falk me dit que sa charge n’est d’ailleurs pas insignifiante ; – c’était bien cela ?

Falk. – Non, pasteur.

Straamand. – Si, par Dieu... ! (À Anna.) On peut donc s’appuyer sur quelque chose de certain. Et s’il en est ainsi, pourquoi renoncerons-nous ? Voyez autour de vous aux époques reculées ! Voyez Adam, Ève, les bêtes dans l’arche – voyez les lis dans l’air – les oiseaux dans les champs – les petits oiseaux – les petits oiseaux – les poissons...

(Il continue à mi-voix, en s’éloignant avec Anna.)

Falk (comme Mlle Skære et les tantes arrivent avec Lind). – Hurra ! Voilà des troupes d’élite toutes fraîches ; toute la vieille garde en armes !

Mlle Skære. – Ah, c’est bon, elle est ici. (À mi-voix.) Nous le tenons, Falk ! maintenant à l’autre.

(Elle s’approche d’Anna.)

Straamand (avec un mouvement comme pour écarter). – Elle n’a pas besoin de persuasion mondaine ; là où l’esprit fait son œuvre, il n’est pas besoin que le monde... (Modeste.) Si j’ai produit quelque effet, c’est que j’ai reçu la force... !

Mme Halm. – Allons, sans retard, la réconciliation !

Les tantes (émues). – Mon Dieu, que c’est gentil !

Straamand. – Oui, y a-t-il un cœur assez sourd et fermé pour ne pas trouver touchante une telle scène ! Il est si aggravant, il est si aiguisant, il est si excitant de voir une jeune enfant mineure qui fait son sacrifice, avec peine, mais pourtant, voulant le faire, sur l’autel du devoir.

Mme Halm. – Oui, mais c’est aussi que sa famille a veillé.

Mlle Skære. – Oui, moi et les tantes, je le sais bien ! Vous, Lind, vous avez la clef de son cœur, mais nous, les amies, nous avons un crochet qui peut ouvrir, là où la clef ne suffit pas... (Elle lui serre la main.) Et si plus tard il en est besoin, venez à nous, – notre amitié ne peut disparaître.

Mme Halm. – Oui, nous serons près de vous partout où vous serez et vous irez...

Mlle Skære. – Et nous vous protègerons contre les affreuses vipères de la discorde.

Straamand. – Oh, quelle réunion ! Amour et amitié ! Un moment si heureux, et cependant si mélancolique. (Il se tourne vers Lind.) Mais, jeune homme, il faut que cela finisse. (Il amène Anna vers lui.) Reçois ta fiancée, – reçois ta fiancée – et baise-la !

Lind (tend la main à Anna). – Je ne pars pas !

Anna (en même temps). – Emmène-moi !

Anna (étonnée). – Tu ne pars pas ?

Lind (de même). – T’emmener ?

Anna (avec un regard découragé sur les assistants). – Mais, mon Dieu, de la sorte nous nous séparons quand même !

Lind. – Qu’est ce que cela veut dire ?

Les dames. – Quoi !

Mlle Skære (empressée). – Non, il se cache un malentendu...

Straamand. – En femme dévouée, elle a promis de partir !

Mlle Skære. – Et Lind a hautement juré de rester !

Falk (riant). – Ils ont cédé l’un à l’autre ; qu’est-ce qui manque ?

Straamand. – Non, pour moi cela devient trop embrouillé !

(Il remonte vers le fond.)

Les tantes (bas, entre elles). – Mais, mon Dieu, de qui venait la querelle ?

Mme Halm (à Guldstad et Styver, qui se sont promenés dans le jardin et se rapprochent maintenant). – Il y a désaccord ici de tous les côtés.

(Elle leur parle à voix basse.)

Mme Straamand (à Mlle Skære, comme elle voit que l’on couvre la table de jardin). – Nous allons avoir le thé.

Mlle Skære (brièvement). – Dieu soit loué !

Falk. – Hurra pour l’amitié, le thé, l’amour et les tantes !

Styver. – Mais si l’affaire est telle, elle peut prendre fin à la satisfaction de tout le monde. Le différent repose sur un paragraphe qui dit : la femme doit suivre son mari. Le sens en est clair, personne n’en peut douter...

Mlle Skære. – Bien, mais d’où vient l’accommodement ?

Straamand. – Elle doit obéir à une loi supérieure...

Styver. – Mais Lind peut éluder la loi – (Tourné vers Lind.) Pars tant que tu veux, et ne te préoccupe pas de l’endroit.

Les tantes (joyeuses). – Oui, cela va !

Mme Halm. – Très bien !

Mlle Skære. – Ainsi finit la discorde.

(Svanhild et les jeunes filles ont pendant ce temps couvert la table à thé en bas de la véranda. Sur l’invitation de Mme Halm les dames s’installent à la table. Le reste de la société prend place partie dans la véranda et dans le pavillon, partie dans le jardin. Falk est assis dans la véranda. Pendant ce qui suit on boit le thé.)

Mme Halm (souriante). – Voilà le petit orage dissipé. Cela fait du bien, ces pluies d’été, quand c’est passé ; le soleil brille avec plus d’éclat, et promet une après-midi sans nuages.

Mlle Skære. – Oui, la fleur de l’amour a besoin d’ondées grandes ou petites, pour rester fraîche.

Falk. – Elle meurt dès qu’elle est mise au sec ; en cela elle ressemble à un poisson.

Svanhild. – Non, l’amour vit de plein air...

Mlle Skære. – Et le poisson y meurt...

Falk. – Très juste.

Mlle Skære. – Vous voyez : nous vous avons fermé la bouche !

Mme Straamand. – Le thé est bon, on le reconnaît à l’odeur.

Falk. – Mais continuons la comparaison de la fleur. C’est une fleur, car sans la bénédiction de la pluie céleste, elle dépérit...

(Il s’arrête.)

Mlle Skære. – Eh bien ?

Falk (avec un salut galant). – Et les tantes viennent pour asperger. – Mais les poètes se sont servi de la comparaison, et aussi les bonnes gens de vingt manières, – et pourtant elle est encore peu claire pour la plupart des gens : car la multitude des fleurs est grande et variée. Dites, quelle fleur surtout représente l’amour ? Nommez celle qui lui ressemble le plus.

Mlle Skære. – C’est une rose ; mon Dieu, tout le monde sait cela ; – l’amour fait voir la vie en rose.

Une jeune dame. – C’est l’anémone blanche, elle croît sous la neige ; c’est seulement quand le printemps commence qu’elle se montre.

Une tante. – C’est la dent-de-lion, qui prospère le mieux quand elle est piétinée par l’homme ou le cheval, elle pousse des rejetons quand elle a été foulée, comme le poète Pedersen l’a si joliment écrit.

Lind. – C’est la fleur de printemps ; dans ta jeune âme, elle carillonne la fête de la vie.

Mme Halm. – Non, c’est les plantes vertes, qui ne jaunissent, même en décembre, pas plus qu’en plein juin.

Guldstad. – Non, c’est le lichen d’Islande, recueilli pendant la saison, cela guérit les jeunes filles du mal de poitrine.

Un monsieur. – Non, c’est le marron d’Inde, – très appréciable comme bois de chauffage, mais le fruit est immangeable.

Svanhild. – Non, un camélia ; comme auparavant le muguet, c’est la coiffure de bal aujourd’hui.

Mme Straamand. – Non, c’est comme une fleur qui est si jolie ; attendez un peu... elle est grise... non, violette ; comment s’appelle-t-elle... ? Ah oui, cela ressemble... non, c’est curieux, comme j’ai peu de mémoire.

Styver. – Toutes les comparaisons avec des fleurs sont boiteuses. Il ressemble plutôt à un pot de fleurs, dans lequel il n’y a pas place seulement pour une, mais où l’on peut en mettre jusqu’à huit.

Straamand. – (au milieu de ses enfants). – Non, l’amour est un poirier ; au printemps, des fleurs, blanches comme neige ; un peu plus tard dans l’année, les fleurs se transforment en gros fruits verts de plus en plus nombreux ; ils se nourrissent de la sève de l’arbre ; – et avec l’aide de Dieu deviennent tous des poires.

Falk. – Autant de têtes, autant d’avis ! Non, vous tâtonnez dans de mauvais chemins. Toute comparaison est fausse, mais écoutez maintenant la mienne ; – vous pourrez la tourner et retourner de toutes les manières. (Il se lève en posture d’orateur.) Il pousse une plante dans l’orient lointain ; son domaine est le jardin du cousin du soleil...

Les dames. – Oh, c’est le thé.

Falk. – Oui.

Mme Straamand. – Il a une voix, comme Straamand, quand il...

Straamand. – Ne le dérange pas.

Falk. – Il vient de la vallée du pays de la fable, à deux mille lieues au-delà de stériles déserts ; – remplis la tasse, Lind ! Merci. Maintenant je vais faire, sur le thé et l’amour, un discours au thé. (Les hôtes se rapprochent.) Il vient du pays de la légende ; mais c’est bien aussi de là que vient l’amour. Seuls les fils du soleil ont su cultiver la plante, la soigner et l’élever. Il en est de même de l’amour. Il faut qu’une goutte du sang du soleil batte dans les veines de qui sentira en soi germer l’amour, pour qu’il puisse verdir, pousser, et s’épanouir en floraison.

Mlle Skære. – Mais la Chine est un bien vieux pays, on peut en conclure l’âge du thé...

Straamand. – C’était sûrement avant Tyr et Jérusalem.

Falk. – Oui, il était déjà connu lorsque défunt Mathusalem en était encore à feuilleter, assis sur son tabouret dans les livres d’images...

Mlle Skære (triomphante). – Et l’essence de l’amour est d’être jeune ! trouver là de la ressemblance sera malaisé.

Falk. – Non, l’amour est aussi très vieux ; nous acceptons cette doctrine avec autant de foi que les gens du Cap et de Rio ; – oui, depuis Naples jusque dans le nord à Brevig, il en est qui affirment qu’il est éternel ; – oh, il y a bien là quelque exagération, – mais vieux, il l’est, plus que l’on ne peut dire.

Mlle Skære. – Mais l’amour et l’amour ne font qu’un ; du thé il y en a du bon et du mauvais.

Mme Straamand. – Oui, il y a beaucoup de qualités de thé.

Anna. – Les pousses vertes du printemps d’abord...

Svanhild – Celui-là est réservé aux filles du soleil.

Une jeune dame. – On en décrit une espèce, enivrante comme l’éther...

Une autre. – Avec l’odeur du lotus et un goût d’amande.

Guldstad. – On ne le trouve jamais dans le commerce.

Falk (qui pendant ce temps est descendu de la véranda). – Ah, mesdames, chacun porte en soi un petit « céleste empire ». Là germent des milliers de petites pousses pareilles derrière la muraille de Chine en ruine de la timidité. Mais les petites poupées chinoises de l’imagination, assises à l’abri des kiosques, qui soupirent, qui rêvent au loin, – si loin, – avec une guimpe autour des reins, une floraison de tulipes dorées dans les mains, – c’est pour elles que vous avez recueilli les premiers bourgeons ; vous ne vous êtes pas souciés de ce que l’on pourrait récolter ensuite. Voyez, c’est pour cela qu’il nous arrive mêlé de gravier et de feuilles mortes, – un regain, qui est à ceux-là ce que le chanvre est à la soie, – une moisson, que l’on cueille de l’arbre en le secouant.

Guldstad. – C’est le thé noir.

Falk (avec un signe de tête). – Il remplit le marché.

Un monsieur. – Holberg parle aussi d’un thé de bœuf...

Mlle Skære (pincée). – Il est tout à fait inconnu aux palais d’aujourd’hui.

Falk. – Il y a aussi un amour de bœuf ; il assomme son homme, – dans les romans, et peut se trouver aussi parfois dans l’armée des pantoufles, sous le drapeau du mariage. Bref, il y a ressemblance, jusque dans les moindres détails. Je rappelle encore quelque chose de bien connu, que le thé souffre et perd quelque chose de son arôme, lorsqu’il nous vient par la mer. Il faut qu’il traverse le désert, à dos, – qu’il réponde à la douane aux Russes et aux cosaques ; – estampillé par eux, il peut aller plus loin et passe chez nous, pour bonne marchandise. Mais l’amour ne suit-il pas le même chemin ? À travers le désert de la vie ? Quelles seraient les conséquences, quels cris, quel jugement du monde, si vous, si moi, portions hardiment notre amour sur les vagues de la liberté ! Mon Dieu, il a perdu le condiment de la morale ! Son odeur de légalité s’est dissipée !

Straamand (se lève). – Oui, Dieu merci – dans des pays moraux, de pareilles marchandises sont encore de contrebande !

Falk. – Oui, pour circuler librement dans ce pays, il faut qu’il ait traversé la Sibérie des règles, où aucun air de mer ne pourra l’endommager ; – il faut qu’il montre le sceau, noir sur blanc, du marguillier, de l’organiste et du sonneur, de la famille et des amis, des connaissances et de tous les diables, et de beaucoup d’autres braves gens, sans compter la permission qu’il obtient de Dieu même. – Et enfin, le dernier grand point de ressemblance : voyez comment la main de la civilisation s’est posée lourdement sur le « céleste empire » dans l’orient lointain ; son mur tombe, sa puissance est abattue, le dernier vrai mandarin a été pendu, déjà des mains profanes font la récolte. Bientôt le « céleste empire » ne sera qu’une saga, une histoire à laquelle personne ne croit ; le monde entier est gris sur gris ; – nous avons jeté par terre le pays des merveilles. Mais s’il en est ainsi, – où donc est l’amour ? Oh, lui aussi se perd dans le désert ! (Il lève sa tasse.) Eh bien, s’évanouisse ce que le temps ne peut supporter ; je bois mon thé en l’honneur de défunt Amour !

(Il boit complètement ; grand mécontentement et mouvement dans la société.)

Mlle Skære. – Voilà un bien étrange usage de la parole !

Les dames. – L’amour serait mort !

Straamand. – Vous le voyez ici sain, fort et vermeil sous toutes sortes de formes autour de la table de thé. Voici la veuve dans sa toilette noire...

Mlle Skære. – Un ménage uni...

Styver. – Dont le pacte d’amour peut témoigner de nombreux et solides gages.

Guldstad. – Puis vient la cavalerie légère de l’amour, – les nombreux couples de fiancés.

Straamand. – D’abord les vétérans, dont l’union a osé résister aux injures du temps...

Mlle Skære (interrompt). – Et aussi les élèves dans la première classe, – le couple d’hier...

Straamand. – Bref, voilà l’été ; l’hiver, l’automne et le printemps ; cette vérité, vous pourrez la toucher du doigt, la voir avec vos yeux, l’entendre de vos oreilles...

Falk. – Eh bien ?

Mlle Skære. – Et cependant vous lui montrez la porte !

Falk. – Vous m’avez encore grandement mécompris, mademoiselle. Quand ai-je nié que tout cela existât ? Mais vous conviendrez bien que la fumée n’est pas toujours la preuve certaine du feu. Je sais parfaitement que l’on se marie, que des familles se fondent, et tout cela ; vous ne m’entendrez sûrement jamais nier que l’on écrit des petits billets sur papier rose, fermés avec deux colombes qui... se querellent, qu’il y a des fiancés dans toutes les rues, que ceux qui viennent faire compliment ont du chocolat, et que la mode et l’usage ont établi tout un système de règles pour chaque fiançaille... mais, mon Dieu, nous avons aussi des commandants, un arsenal avec un grand matériel, il s’y trouve des trompettes, des rapières et des éperons, – mais qu’est-ce que prouve tout cela ! Uniquement que nous avons des gens avec l’épée à la ceinture, et pas le moins du monde, que nous avons des héros. Oui, quand même le camp entier serait rempli de tentes, dirait-on pour cela qu’il y a de l’héroïsme !

Straamand. – Non, de la modération en tout ; à vrai dire, il n’est pas toujours bon, dans l’intérêt de la sincérité, que les jeunes gens se prennent d’amours si passionnées, et – comme si c’étaient les seules. On ne peut compter là-dessus en toute circonstance ; non, c’est d’abord par les soins domestiques du ménage que l’amour est fondé sur un rocher qui ne trahit jamais et ne peut glisser.

Mlle Skære. – Je suis d’un autre avis, je crois que l’union libre de deux cœurs, qui peut se rompre chaque jour, mais dure des années, est ce qui prouve le mieux le véritable amour.

Anna (avec chaleur). – Oh, non, – une union qui est fraîche et jeune est quelque chose de plus riche et de plus difficile.

Lind (songeur). – Qui sait si n’est pas comme l’anémone blanche de tout à l’heure, qui seulement sous la neige conserve son parfum.

Falk (éclatant tout à coup). – Ô chute d’Adam ! Voilà la nostalgie qui lui faisait chercher l’Éden derrière la haie !

Lind. – Quelles paroles !

Mme Halm (blessée, à Falk, en se levant). – Ce n’est pas un signe d’amitié de susciter la discorde où nous avons établi la paix ; ne craignez pas pour votre ami et son bonheur...

Quelques dames. – Non, il est certain.

D’autres. – Oui, nous sommes sûres.

Mme Halm. – Elle n’a pas appris la cuisine à l’école, mais elle l’apprendra cet automne.

Mlle Skære. – Elle brodera elle-même sa robe de noces.

Une tante (caresse la tête d’Anna). – Et elle sera tout à fait raisonnable.

Falk (rit à haute voix). – Ô toi, caricature de la raison, qui tues avec une folle chanson de danse sur des lèvres amies ! Était-ce la raison, qu’il voulait trouver ? Était-ce un professeur de cuisine ? Il est venu ici en joyeux compagnon du printemps, il a choisi la jeune rose sauvage du jardin. Vous la lui avez soignée ; – il est revenu ; – que portait l’arbuste ? Un fruit d’églantier !

Mlle Skære (choquée). – Voulez-vous exciter ?

Falk. – Un fruit utile pour l’usage domestique[12], – oui, Dieu sait ! Mais le fruit d’églantier n’était pourtant pas la fiancée de son printemps.

Mme Halm. – Si M. Lind a voulu une héroïne de bal, c’est fâcheux ; elle n’est pas à chercher ici.

Falk. – Oh oui, – je sais que c’est une coquetterie à la mode, les soins du ménage ; c’est une bouture du grand mensonge qui pousse en haut, comme la vrille de houblon. Je lève respectueusement mon chapeau, madame, devant « l’héroïne de bal » ; elle est enfant de beauté, – et ce modèle tend des filets dorés dans les salons, mais difficilement dans la chambre d’enfants.

Mme Halm (avec une amertume réprimée). – Monsieur Falk, une pareille conduite s’explique aisément. Un fiancé est perdu pour la société de ses amis ; voilà le fond de toute l’histoire, j’ai bonne expérience sur ce chapitre.

Falk. – Naturellement ; – sept filles mariées...

Mme Halm. – Et bien mariées !

Falk (avec force). – Oui, est-ce certain ?

Guldstad. – Quoi maintenant ?

Mlle Skære. – Monsieur Falk !

Lind. – Est-ce ton intention de souffler la discorde ?

Falk (avec éclat). – Oui, guerre, querelle, désunion !

Styver. – Toi qui es célibataire, un profane dans la partie !

Falk. – Peu importe ; je déploie enfin le drapeau ! Oui, je veux la guerre, guerre à outrance, guerre contre le mensonge aux fortes racines, contre le mensonge que vous avez cultivé et arrosé, tellement qu’il dresse impudemment la tête et semble la vérité !

Styver. – Je fais protestation contre tout imprévu, et me réserve recours...

Mlle Skære. – Tais-toi !

Falk. – Ainsi, c’est la fontaine pure de l’amour, qui murmure ce que la veuve a perdu, – cet amour qui a aplani l’absence et le regret des paroles envolées aux jours lumineux du bonheur !

Ainsi, c’est le flot victorieux de l’amour qui court le long des années du ménage, – cet amour qui s’est tenu hardiment sur la tranchée, qui a foulé aux pieds l’usage et la coutume, et s’est ri de tous les sots habiles du monde !

Ainsi, c’est la flamme de beauté de l’amour, qui maintient des fiançailles de longues années. Vraiment ! C’est la même flamme qui échauffait même un fils du bureau jusqu’à le faire chanter !

Ainsi, c’est le jeune bonheur, de l’amour, qui a peur d’un voyage sur les vagues de la mer, qui exige sacrifice, bien qu’il pourrait briller d’un éclat de pierreries – se sacrifiant lui-même...

Oh non, vous, prophètes quotidiens du mensonge, appelez une fois la chose de son vrai nom ; appelez l’état de veuve, avec ses attendrissements, absence, et l’état de ménage, habitude, comme ils sont !

Straamand. – Non, jeune homme, une pareille impudence est trop grande ! Chaque mot est un blasphème ! (Il se place tout près de Falk, le regardant dans les yeux.) Maintenant j’amène ma vieille peau dans la lutte pour la foi héritée contre la nouvelle science !

Falk. – Je vais joyeux à la fête du combat.

Straamand. – Bien ! Vous me verrez résister à une grêle de balles ! – (Plus près.) Une union consacrée est chose sainte, comme un prêtre...

Styver (de l’autre côté de Falk). – Et des fiancés...

Falk. – Un peu, aussi, comme le sacristain.

Straamand. – Voyez ces enfants ; – vous les voyez – cette troupe ? Elle pourrait par avance me chanter victoire ! Comment a-t-il été possible que... comment a-t-il été faisable... ; non, la parole de vérité est puissante, inexorable ; – il n’y a qu’un sot qui puisse se boucher l’oreille. Voyez, – ces enfants sont tous les enfants de l’amour... ! (Il s’arrête déconcerté. ) Je veux dire – non, naturellement – !

Mlle Skære (s’évente avec son mouchoir.) – Voilà un discours bien incompréhensible.

Falk. – Voyez, vous me fournissez vous-même des preuves ; une vraie, bonne preuve très courante en ce pays. Vous distinguez entre les gages du mariage et ceux de l’amour ; – en cela vous avez raison ; il y a autant de différence qu’entre le cru et le cuit, entre la fleur des champs et les plantes en pots. Chez nous, l’amour est devenu une science ; il a cessé depuis longtemps d’être une passion. Chez nous, l’amour est comme une spécialité, il a sa nombreuse corporation, son drapeau spécial ; il comprend l’état de fiancé et celui des jeunes mariés, – tous remplissent leur charge, et ils peuvent le faire ; car la cohésion est pareille à celle des algues marines. Il ne manque à cet État qu’une société de chant...

Guldstad. – Et un journal !

Falk. – Bien ! vous aurez le journal ! C’est une bonne idée ; nous avons bien des journaux pour les enfants et les dames, pour les croyants et les chasseurs. J’espère que personne ne s’inquiètera du prix. Vous y verrez, pompeusement annoncée, chaque union, contractée par Pierre ou Paul ; on y insérera toutes les lettres de couleur rose que Guillaume écrit à sa tendre Laure ; on y imprimera parmi les événements malheureux, – comme ailleurs les meurtres et les incendies de crinolines, – toutes les ruptures qui ont eu lieu dans le cours de la semaine ; on indiquera, sous une rubrique commerciale, où les anneaux en usage s’achètent à meilleur marché ; on annoncera les jumeaux et les trijumeaux, – et quand il y aura consécration, on invitera à son de trompettes la corporation entière à assister à la représentation ; – et quand il s’agira d’un refus, on le mettra dans le journal avec les autres nouvelles ; cela sonnera à peu près ainsi : « Le démon de l’amour a encore exigé un sacrifice. » Oui, vous verrez, cela va ; car pour faire mordre les abonnés, j’userai d’un appât qui fera bien ; – j’exécuterai, à la manière des grands journaux, un célibataire. Oui, vous me verrez lutter hautement pour le bien de la corporation ; comme un tigre, oui, comme un rédacteur poursuivant ma victime...

Guldstad. – Et le titre du journal ?

Falk. – « La gazette tutélaire des amours norvégiennes ! »

Styver (se rapproche). – Tu ne parles pas sérieusement ? Tu ne vas pas compromettre ton bon renom ?

Falk. – Très sérieusement. On a affirmé parfois que personne ne peut vivre de l’amour ; je montrerai que l’affirmation n’est pas juste ; car j’en vivrai en grand seigneur, surtout si Mlle Skære, comme je l’espère, veut bien donner le « roman de la vie » de M. Straamand, pour le verser goutte à goutte en feuilleton.

Straamand (effrayé). – Dieu me protège ! Quel projet est-ce là ? Le roman de ma vie ? Quand donc ma vie a-t-elle été romanesque ?

Mlle Skære. – Je n’ai jamais dit cela !

Styver. – Un malentendu !

Straamand. – Je me serais rendu coupable d’infraction à la coutume ; et à l’usage ! Vous mentez impudemment !

Falk. – Soit ! (Il frappe sur l’épaule de Styver.) Voici un ami qui ne m’abandonnera pas. J’ouvre le journal avec les poésies de l’employé.

Styver (après avoir jeté un regard terrifié sur le prêtre). – Mais tu es fou ! Non, je demande la parole ? – Tu oses m’accuser d’avoir fait des vers...

Mlle Skære. – Non, mon Dieu... !

Falk. – La rumeur en est sortie du bureau.

Styver (en pleine colère). – De notre bureau il ne sort jamais rien !

Falk. – Abandonne-moi donc aussi ; j’ai du moins un frère fidèle, qui ne me reniera pas. « Une saga du cœur », je l’attendrai de Lind, dont l’amour est trop subtil pour le vent de la mer, qui fait à son amour le sacrifice des âmes de ses compatriotes, – ce qui prouve toute la splendeur de ses sentiments !

Mme Halm. – Monsieur Falk, ce qui me restait de patience est à bout. Nous ne pouvons vivre sous le même toit ; – j’espère que vous quitterez dès aujourd’hui...

Falk (avec un salut, pendant que Mme Halm et toute la société rentre). – Je m’y étais préparé d’avance.

Straamand. – Entre nous il y a guerre à mort ; vous nous avez insultés, moi et ma femme et mes enfants, depuis Trine jusqu’à Ane ; allez, chantez, Monsieur Falk – chantez, comme coq de l’idée...

(Il rentre avec sa femme et ses enfants.)

Falk. – Et vous, poursuivez votre chemin, comme l’apôtre, avec votre amour, que vous avez pu, avant le troisième chant du coq, renier !

Mlle Skære (a mal au cœur). – Viens avec moi, Styver ! aide-moi à dégrafer mon corset ; – viens, dépêche-toi – par ici.

Styver (à Falk, en s’en allant avec Mlle Skære à son bras). – Je résilie notre amitié !

Lind. – Moi aussi.

Falk (sérieux). – Toi aussi, Lind !

Lind. – Adieu !

Falk. – Tu étais mon plus intime...

Lind. – Cela ne fait rien ; elle le désire, ma fiancée.

(Il entre ; Svanhild est restée debout près de l’escalier de la véranda.)

Falk. – Voyez, j’ai place maintenant de tous les côtés, – j’ai défriché autour de moi.

Svanhild. – Falk, un mot !

Falk (montre courtoisement la maison). – Voilà le chemin, mademoiselle ; – par là est allée votre mère avec tous les amis et avec toutes les tantes.

Svanhild (se rapproche). – Peu importe ; mon chemin n’est pas le leur ; je n’augmenterai pas le nombre du troupeau.

Falk. – Vous ne vous en allez pas ?

Svanhild. – Non, si vous voulez lutter contre le mensonge, je me tiendrai comme l’écuyer fidèle à vos côtés.

Falk. – Vous, Svanhild ; vous qui...

Svanhild. – Moi, qui hier encore... Oh, vous-même étiez-vous, Falk, le même, hier ? Vous m’offriez, comme un bonheur, d’être la flûte de roseau...

Falk. – Et la flûte sifflait, me faisait honte en sifflant ! Non, vous avez raison ; c’était une œuvre d’enfant ; mais vous m’avez réveillé pour une action meilleure ; – c’est en pleine foule que se trouve la grande église où la voix de vérité résonnera pure et forte. Il ne suffit pas de contempler, comme l’Asynie[13], du haut de la hauteur, le sauvage combat ; – non, porter le signe de beauté dans sa poitrine, comme saint Olaf portait sa croix sur sa cuirasse, – étendre la vue sur les vastes champs de la lutte, tout en se laissant saisir par le tohu-bohu de la bataille, – conserver une lueur de soleil derrière le brouillard, voilà l’exigence qu’un homme doit réaliser !

Svanhild. – Et vous la réaliserez lorsque vous serez libre, lorsque vous serez seul.

Falk. – Mais alors je ne serais pas dans la foule ! Et voilà l’exigence. Non, il est fini, mon pacte d’isolement entre moi et le ciel. Fini mon métier de poète entre quatre murs ; mon poème sera vécu sous le sapin et le merisier, ma guerre sera conduite en plein empire du présent ; – moi ou le mensonge – un des deux reculera !

Svanhild. – Allez donc béni du poème à l’action ! Je vous ai méconnu ; vous avez la chaleur du cœur ; pardonnez – et séparons-nous tranquillement...

Falk. – Non, il y a place pour deux, dans mon vaisseau d’avenir ! Nous ne nous séparons pas. Svanhild, si vous en avez le courage, nous nous suivrons dans la lutte pas à pas !

Svanhild. – Nous nous suivrons ?

Falk. – Voyez, je suis abandonné de tous, je n’ai aucun ami, je suis en guerre avec tout ce que je connais, contre moi est tournée la flèche de lance aiguë de la haine ; – dites, avez-vous le courage de venir et de tomber avec moi ? mon chemin d’avenir va à l’encontre de l’usage et de la coutume où mille chaînes de prudence embarrassent la marche ; – j’étends pourtant sur toutes ces chaînes, comme tous les autres, une toile, et je mets l’anneau au doigt de mon aimée !

(Il tire un anneau de sa main et le tient en l’air.)

Svanhild (haletante d’angoisse). – Vous le voulez ?

Falk. – Oui, et nous montrerons au monde que l’amour a une puissance éternelle qui le conserve insouillé et dans toute sa splendeur à travers le limon du présent dans la vie journalière. Hier, je montrais le feu de l’idée, qui brille comme le fanal au sommet escarpé de la montagne ; – et vous avez eu peur, vous avez tremblé, car vous étiez femme ; maintenant je vous montre le vrai but de la femme ! Une âme comme la vôtre tient ce qu’elle promet ; voyez le précipice devant vous, – Svanhild, sautez-le maintenant !

Svanhild (à peine perceptible). – Oh, si nous tombions... !

Falk (enthousiaste). – Oh non, je vois une clarté dans vos yeux, qui nous promet la victoire !

Svanhild. – Prends-moi donc toute, telle que je suis ! Maintenant les feuilles s’ouvrent ; mon printemps commence !

(Elle se jette hardiment dans ses bras, pendant que le rideau tombe.)